Labels, référentiels, cadres, normes, guides… Depuis 2020, la RSE semble avoir donné naissance à une jungle d’outils, chacun promettant d’aider les entreprises à mieux se positionner sur les enjeux de durabilité. Pour les PME, cet écosystème devient vite illisible. Faut-il choisir un label sectoriel ? Se préparer aux normes européennes ESRS ? Adopter des référentiels internationaux ? Se conformer aux attentes des donneurs d’ordre ?
Une exigence réglementaire
Depuis 2022, la CSRD pose le cadre réglementaire pour publier un rapport de durabilité fondé sur la double matérialité. L’objectif est de standardiser l’information extra-financière en Europe et de permettre une meilleure comparabilité entre les entreprises.
Un rappel sur les modifications d’avril 2025 : ce qui change
La directive « Omnibus I » / « Stop-the-clock » adoptée le 14 avril 2025 introduit des ajustements importants.
1. Report des échéances
- Les entreprises de vague 2 (grandes entreprises européennes non cotées qui devaient commencer le reporting en 2026 pour l’exercice 2025) voient leur première obligation reportée à 2028 pour l’exercice 2027.
- Les PME cotées (vague 3) devaient rapporter à partir de 2027 (exercice 2026) : leur obligation est repoussée à 2029 (exercice 2028).
2. Recalibrage des seuils d’assujettissement
Pour limiter le nombre d’entreprises concernées, les seuils qui déterminent quand une entreprise est soumise aux obligations de la CSRD sont modifiés :
- Une proposition — en cours passée par le paquet omnibus — vise à ce que seules les grandes entreprises employant plus de 1 000 salariés soient obligatoirement concernées.
- En outre, ces entreprises devront aussi dépasser un des deux autres seuils suivants : chiffre d’affaires net > 50 millions d’euros, ou bilan total > 25 millions d’euros.
- Ce changement tend à exclure les entreprises qui auparavant pouvaient être concernées par la CSRD en dépassant seulement les seuils actuels de 250 salariés plus CA ou bilan (ancien seuils de CA 40 millions, bilan 20 millions pour certaines versions).
3. Normes volontaires et reporting pour les non-concernés
- Pour les entreprises qui ne rempliront pas ces seuils, un cadre volontaire de reporting est prévu, basé sur les normes VSME (Voluntary reporting standard for SMEs) développées par l’EFRAG.
- Limitation du « ruissellement » : c’est-à-dire limiter les obligations descendantes de collecte d’information auprès des partenaires, filiales ou fournisseurs, quand ceux-ci ne sont pas eux-mêmes assujettis légalement.
Une réponse à la pression sociétale
Les consommateurs, investisseurs et citoyens attendent de plus en plus de transparence. La double matérialité permet d’aller au-delà des simples promesses et de mettre en lumière les véritables zones d’impact d’une organisation. Certains fonds d’investissement l’exigent de leurs participations.
Ainsi, une entreprise textile devra analyser non seulement ses risques liés aux évolutions réglementaires sur le climat, mais aussi son empreinte carbone, ses pratiques sociales dans la chaîne d’approvisionnement ou encore sa consommation d’eau.
Un outil stratégique
Bien menée, l’analyse de double matérialité est loin d’être une contrainte administrative. Elle peut révéler de nouvelles opportunités de croissance, aider à mieux anticiper les risques, et guider l’innovation responsable. Elle fournit une cartographie des enjeux qui peut devenir un socle de pilotage stratégique pour les années à venir.
Définition de la « matérialité »
- Matérialité financière : C’est l’impact des facteurs externes environnementaux et sociététaux sur l’entreprise.
- Matérialité d’impact : Il s’agit de l’impact de l’entreprise sur l’environnement, la société, les parties prenantes. En d’autres termes, ce sont les impacts — positifs ou négatifs — engendrés par ses activités, produits, chaînes d’approvisionnement, etc.
Les implications des changements pour l’analyse de double matérialité
Ces modifications impactent directement comment les entreprises devront conduire leur double matérialité. Voici les enjeux mis à jour :
Clarifier le périmètre réel d’application
Avec le surcroît de seuils et les reports, beaucoup d’entreprises doivent vérifier si elles sont toujours concernées ou non, ou si elles sortent du champ légal et peuvent opter pour le volontariat. Cela a des conséquences sur les ressources à mobiliser, la gouvernance, les échéances internes.
Adapter la méthodologie de matérialité
- Les entreprises visées devront probablement adapter leur approche méthodologique, notamment en ce qui concerne la collecte de données d’impact, ou la portée des consultations des parties prenantes, selon que l’on soit dans le champ légal ou volontaire.
- Ce qui est « matériel » peut varier selon la taille, le secteur, le territoire, les ressources disponibles : une entreprise de >1000 salarié(e)s aura des impacts et des risques plus vastes à couvrir.
Renforcer la transparence sur les choix méthodologiques
Vu les seuils ajustés et les possibilités de volontariat, il devient crucial d’expliquer clairement :
- pourquoi une entreprise est ou n’est pas assujettie ;
- les critères retenus pour définir ce qui est matériel dans les deux dimensions ;
- les limites reconnues (données manquantes, périmètre de la chaîne de valeur, etc.).
Préparer les systèmes internes
Les reports offrent plus de temps, mais cela ne dispense pas de préparer :
- les outils de collecte de données ESG (financiers et d’impacts),
- la gouvernance : qui dans l’entreprise sera responsable de l’analyse de double matérialité, comment les parties prenantes seront consultées, etc.,
- les processus de hiérarchisation des enjeux.
Risques associés
- Risque de désengagement ou de relâchement si certaines entreprises estiment qu’elles sont « hors champ » : cela pourrait nuire à la transparence globale dans un secteur ou une filière.
- Possibilité d’incohérences comparatives : si de nombreuses entités choisissent le volontariat ou ne sont plus concernées, il sera plus difficile de comparer reporting et impacts entre entreprises.
- Risque de green-washing accru si la distinction entre volontaire et obligatoire n’est pas clairement identifiée par les parties prenantes.
Le processus pour conduire une analyse de double matérialité
Conduire une analyse de double matérialité n’est pas seulement un exercice de reporting : c’est un projet stratégique, transversal et participatif. Voici un canevas méthodologique en 6 étapes, assorti des bonnes questions à se poser.
Pour rappel,
1. Définir le périmètre et la gouvernance
Avant toute chose, il faut clarifier le périmètre de l’analyse (filiales, activités, chaîne de valeur amont et aval) et qui pilote l’exercice (direction RSE, finances, risques, avec supervision du conseil d’administration).
Questions clés :
- Quelles entités légales et activités inclure (groupe consolidé, filiales, supply chain) ?
- Qui est responsable : RSE, direction financière, risk management ?
- Comment impliquer le conseil d’administration et le comité d’audit ?
2. Identifier les enjeux potentiels (brut mapping)
À partir des référentiels (ESRS, GRI, SASB, etc.), des benchmarks sectoriels et des attentes des parties prenantes, dresser la liste initiale des enjeux ESG pertinents.
Questions clés :
- Quels thèmes ESG sont définis comme matériels par les normes (ESRS E1 Climat, E2 Pollution, S1 Ressources humaines, etc.) ?
- Quels enjeux sont déjà surveillés par mes pairs/mes investisseurs ?
- Quelles sont les grandes transitions (climatique, énergétique, sociale, numérique) qui affectent mon secteur ?
3. Collecter les données et consulter les parties prenantes
La double matérialité exige une approche participative. Les impacts ne peuvent être évalués uniquement en interne.
Questions clés :
- Quelles données internes ai-je déjà (carbone, santé/sécurité, diversité, etc.) ?
- Quelles lacunes de données dois-je combler et par quels outils ?
- Qui consulter : clients, ONG, syndicats, fournisseurs, collectivités, régulateurs ?
- Comment prioriser la représentativité des parties prenantes ?
4. Évaluer la significativité
Il s’agit de mesurer la matérialité financière (outside-in) et la matérialité d’impact (inside-out).
Questions clés :
- Quels impacts négatifs ou positifs de l’entreprise sont les plus significatifs pour la société et l’environnement (durée, intensité, portée) ?
- Quels risques/opportunités ESG ont un effet financier substantiel sur mon activité (revenus, coûts, valeur des actifs, accès au capital) ?
- Comment hiérarchiser : par un scoring (ex. échelle 1-5), une matrice d’impacts, une analyse de scénarios ?
5. Construire et valider la matrice de double matérialité
La matrice (ou cartographie) permet de visualiser les enjeux selon leurs deux dimensions. Elle doit être validée au niveau de la direction et idéalement présentée aux parties prenantes.
Questions clés :
- Quels enjeux apparaissent matériels uniquement pour les impacts, uniquement pour la finance, ou pour les deux ?
- Quelles interactions ou synergies existent (ex. climat → prix de l’énergie → marges) ?
- Comment présenter les résultats de manière compréhensible et transparente ?
6. Intégrer dans la stratégie et le reporting
L’étape finale consiste à relier les résultats à la stratégie d’entreprise, aux plans d’action opérationnels et au reporting CSRD.
Questions clés :
- Quels enjeux matériels doivent être intégrés aux plans stratégiques, CAPEX, innovation ?
- Quelles métriques et indicateurs ESRS correspondent à chaque enjeu matériel ?
- Comment suivre l’évolution dans le temps et actualiser la double matérialité (tous les 2-3 ans)
En résumé : la double matérialité comme processus vivant
La double matérialité n’est pas un « one shot » à cocher pour le régulateur. C’est un processus cyclique et évolutif, qui gagne à être répété régulièrement, avec mise à jour des données, élargissement des consultations et affinement de la hiérarchisation.
Une entreprise mature dans sa démarche n’y voit plus une contrainte de reporting, mais un outil de pilotage stratégique : comprendre ses dépendances, anticiper les risques, et démontrer la création de valeur partagée.